DÉTECTIVE | 2/10/1950 | LA RELÈVE DE L'ESPOIR



Détective du 2 octobre 1950


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Contre la coque de son bateau, Pierre Menou, canotier depuis 1920 et patron depuis 1944, le dernier et le plus jeune des sauveteurs de Sein: beau-fils du « père Menou », décoré de la Légion d’honneur qu’il a bien gagnée, après trente-huit années de sauvetages.
Neuf cents mètres de quais et de digues, pour un territoire qui ne fait pas plus d’un kilomètre dans sa longueur moyenne. Pendant les grandes marées, l’île n’est plus qu’à 1 m. 50 au-dessus du niveau des hautes eaux. Lors de la tempête de l’an dernier, les îliens crurent leur dernière heure venue; déjà, Louis-Philippe leur avait proposé de rallier le continent, mais ils tiennent à leur rocher perdu où, pendant l’équinoxe, l’île est comme lapidée par les galets et la marée furieuse noie l’eau des fontaines.

Mme Anna Guilcher, la dernière veuve de l’île aux Sept-Sommeils: elle a perdu son mari dans le naufrage du Maria Stella ; deux mois après cette catastrophe, son enfant naissait, qui, lui aussi, est la relève de l’espoir.

De part et d'autre de la vieille église aux contreforts solides comme ceux d'une forteresse, les six couples qui se sont unis dans la journée du 11 septembre dernier,

Il y a 450 Guilcher dans l’île. Mais il n’y en a qu’un — Louis — qui soit maire, ayant navigué successivement pour la marine « royale », le « commerce », le bornage, la chasse aux sous-marins, le ravitaillement des gardiens de phares !

Louis GUILCHER par Jean Marc Guilcher

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LES JEUNES MARIES
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En regardant la photo, de gauche à droite



Pascal et Hélène MILLINER

Jean Noël  et Joséphine [Thymeur] CUILLANDRE

Jean et Désirée COUILLANDRE

Jean François et Anna [Violant] BLOC'H

Pierre et Marie Jo [Kerloc'h] MENOU  

Jean et Anastasie FOUQUET

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Article en clair

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ILE DE SEIN (Finistère), (de nos envoyés spéciaux).
C'ÉTAIT, samedi, dimanche et lundi de l’autre semaine, la fête de Sein, l’île perdue. Personne n’en a rien su. Les derniers touristes de là pointe du Raz ont pu en vain scruter l’horizon : tout ce qu’ils ont vu, parmi les houles et les embruns, c’est un mince coup de crayon blême soulignant le bout du monde.
... Tout ce qu’ils ont entendu, c’est l’immense chanson du vent que rien n’arrête, le puissant hymne rageur de l’Océan courant au-devant des récifs et les enveloppant de son cri terrible et exaspéré.
... Tout ce qu’ils ont contemplé c’est, la nuit venue, l’éveil des phares assis dans l’ouragan, d’Eckmühl à Ouessant !
Depuis trois jours, la météo était aux alarmes. La tempête que, sur la route du Havre, le Liberté, de retour de New-York, avait traversée, faisait route vers le continent: on la signalait à Terre-Neuve, à mi-Atlantique, à proximité des côtes irlandaises. Les stations l’annonçaient. Les relents énervés de l’équinoxe la trahissaient. Un énorme cyclone d’origine tropicale (avait dit la radio) se préparait dans le secret divulgué des gouffres océaniques.

ON NE S'Y MARIE QU'UNE FOIS L'AN !

Mais, dans l’île perdue, à huit milles du continent, au delà de trois mille récifs, des cloches que personne n’entendait sonnaient pour le bonheur de six couples d’amoureux.
Il y avait foule sur le terre-plein de la petite église : tout le monde était là. Les Guilcher, qui sont au moins cinq cents; les Porsmoguer, qui sont trois cents; les Thymer, les Milliner et les Fouquet...
Rien que des parents des joyeux épousés ! Tous les descendants de ceux qui, en six ou sept siècles, ont fait la vie quotidienne de l’île s’étaient donné rendez-vous. Ils étaient près de mille. On n’aurait pu trouver sur les deux kilomètres carrés de l’îlot meilleurs amis et plus cordiale assemblée.
Car c’est la loi de Sein : tous les mariages de l’année doivent être célébrés le même jour.
La saison de pêche terminée, et pendant l’équinoxe.
Alors, il est facile au pêcheur de laisser là son malamok et ses casiers; aux îliens, d’inviter les parents du continent; aux commerçants, de commander la viande au boucher : il ne livre que le samedi !
Pendant trois jours, c’est la liesse. Les vingt cafés de l’île débordent sur les quais: on y fait grande libation de vin rouge d’Algérie. On oublie tout: la pêche malheureuse, le temps maussade, les vexations du continent. On se prend bras dessus, bras dessous, et on se répand dans les ruelles.
Rue Monte-au-Ciel, rue Crouthon, rue Gradlon et rue du Coq-Hardi, là où l’on ne peut, sur le ciment, rouler plus qu’une barrique; on débonde, à grands cris, de pleins tonneaux de joie. On les met en perce, on crie sur les filles qui se récrient, on s’embrasse et on rit. On dénoue des farandoles...
Dehors, l’ouragan rabote les plaines de galets et fait trembler le blanc faisceau du phare. Les Senans ne l’entendent plus. Ils l’entendent pendant trois cent soixante-trois jours par an : aujourd’hui, c’est la fête à Sein...
Par tempérament, les gens de Sein ne sont pas pessimistes. Ils aiment bien vivre et s’amuser. On les a longtemps pris pour des sauvages et des arriérés, alors que ce ne sont que des gens rudes et indépendants. Ils s’en gaussent entre eux, et en breton, et daubent l’étranger ; celui-ci commence à la pointe du Raz !...
Pendant la guerre, ils ont parfois gagné un argent fou à pêcher en fraude (de l’Allemand) sur les rochers d’Irlande; ils ont risqué le torpillage sur toutes les mers du monde ; ils ont tenté la mort à l’ombre de la Gestapo. En quatre ans, ils ont rattrapé quatre siècles, et Prosper Couillandre est un héros !
Prosper est un gars « formidable ».
C’est le patron du Roanez-ar-Mor (La Reine-des-Mers). Un petit malamok comme les autres. Aujourd’hui, tout comme les autres pêcheurs, Prosper se plaint de la mévente du homard, que les décisions de l’O. E. C. E. livrent à la concurrence de la langouste italienne. Il se plaint aussi des conditions que les industriels d’Audierne imposent au marché de la soude: à quoi bon brûler les goémons qui poussent sur la grève, si c’est pour en céder les cendres à moins de huit mille francs la tonne aux gens du continent! Il se plaint enfin de l’évolution des grands phénomènes politiques qui régissent l’O. N. U., car, avant tout, il est devenu un citoyen du monde.
Mais il fut un temps, audacieux, insolent et rare, où Prosper Couillandre ne voulait pas voir plus loin que le bout de son nez: il faisait la navette entre l’île et l’Angleterre. Il transbahutait les évadés du continent et rentrait en France avec son fret d’espions alliés. Ça, c’était du travail ! Les Allemands se doutaient bien de la nature de son emploi du temps, mais ils ne pouvaient pas le prendre sur le fait.
— Monsieur le maire, vinrent dire, un soir, les Allemands à Louis Guilcher, où se trouve M. Couillandre ?
— Ah ça ! messieurs, il faudrait le demander au garde maritime...
Et de prévenir secrètement celui-ci pour qu’il se mette au lit.
— Je vois : M. le garde est malade. Il ne sait rien. Nous allons voir Mme Couillandre.
Déjà le service d’alerte de l’île avait prévenu l’épouse du valeureux Prosper.
— Votre mari, madame, est bien sur La Reine-des-Mers ? Pourriez-vous nous dire où il se trouve aujourd’hui ?
— Je regrette, messieurs ; mon mari est sur le Roanez ar mor. Actuellement, il est en pêche...
Les enquêteurs ne comprirent peut-être jamais que Roanez-ar-Mor et Reine-des-Mers c’était tout un. Mais, en quittant la demeure des Couillandre, ils jetèrent un coup d’œil sur le berceau où dormait Prosper junior :
— Capitaine très bon, madame. Mais si M. Couillandre reprend bateau Angleterre, gross malheur pour Sein !
La menace ne fut jamais tenue. Sauf pour le phare, qui fut détruit et qu’aujourd’hui on s’efforce de reconstruire. Aussi bien, les seules menaces qui peuvent faire trembler l’île ne viennent pas des hommes ; elles viennent des éléments.
Les trois soucis de Louis Guilcher
Louis Guilcher, dont trois homonymes siègent au conseil municipal, dont trois ancêtres occupèrent le fauteuil qui est depuis treize ans le sien, m’a pourtant confié ses soucis.
Ils sont de trois ordres : fiscaux, politiques, judiciaires.
FISCAUX : L’île, depuis des temps immémoriaux, était exempte de tout impôt. Ce privilège avait été confirmé par les Etats de Bretagne en 1728, et sauvegardé par les différents régimes qui se succédèrent : royauté, Révolution, empire, république. La 4ème République a voulu mettre le holà.
Sous prétexte que diverses entreprises continentales avaient cherché à placer dans l’île leur fictif siège social, à fins d’exemption fiscale, elle a fait pleuvoir sur l’île, sans routes, sans gaz et sans lumière, une pluie d’avertissements sans frais.

— NOUS N’AVONS RIEN, ET VOUS VOUDRIEZ QU’ON PAYE ? A RÉPONDU LE MAIRE. MAIS AVEC QUOI ? VENEZ NOUS SAISIR...

Ils attendent toujours.
SECOND SOUCI, DE NATURE POLITIQUE : L’île aux trois décorations glorieuses (Résistance, Libération et Guerre) est rassasiée de gloire. L’escapade aventureuse de ses garçons, en 1940, lui suffit. Elle fut, à Londres, la moitié de la France combattante, aux premières heures du miraculeux sursaut ; elle vient de décider de passer, avec armes et bagages, dans le camp du monde non combattant. Louis Guilcher, qui en a profité pour lancer un message à toutes les îles du monde, vient de la « mondialiser ».
— Pensez donc! m’a-t-il dit, il suffirait d’un bombardement atomique dans nos eaux pour nous submerger ! Notre rocher le plus élevé n’est pas à plus de deux mètres des hautes eaux...
TROISIÈME SOUCI, JUDICIAIRE : Une enquête passionne l’île. Le bateau îlien Ave-Maria fut, en 1948, sauvé, au large d’Ouessant, par le bateau « capiste » Le Bien aimé. Celui ci eut le tort, arrivé à quai, de réclamer ce qu’il pensait être son dû : à savoir, le remboursement de ses frais de gaz oil. Mal lui en prit.
— A Sein, lui répondirent les îliens, on passe son temps à sauver gratuitement la vie des pêcheurs en péril. Et vous osez nous réclamer de l’argent ? A nous ?...
Les marins du continent n’eurent pas le temps d’entreprendre la moindre explication. Déjà, les coups pleuraient. Ils plurent toute la nuit. Les gens du petit port finistérien de l’Aber-Wrach s’en souviennent encore. Les prochaines assises de Quimper diront si, oui ou non, l’on doit réclamer de l’argent à « des hommes que l’on vient d’arracher à la mort ».
— Non, pense d’ores et déjà, avec les gars de l’Ave Maria, l’île de Sein toute entière. Notre pauvreté est notre seul honneur !

Effectivement, ils sont pauvres. Tout au long de l’année, ils pêchent les crustacés les plus riches de la planète, homards et langoustes, qu’ils vont puiser dans leurs casiers, au milieu des courants les plus farouches du vieux continent. Mais ils n’en mangent pour ainsi dire jamais. Tous les jours, ils sont dehors : la carte aux trois mille récifs est leur promenade quotidienne. Ils ignorent la météo et n’ont pas un coup d’œil pour le baromètre que les ponts et chaussées ont vissé sur leur quai. Ils ne se fient qu’à leur flair. Dès l’âge de 14 ans, ils ont appris par cœur la liste des dangers du raz, caillou par caillou, récif par récif. C’est une longue et morne et dangereuse litanie : le Veau, le Taureau, la Tête Blanche, la Pleureuse, les Anciennes Murailles, l’Armen...
Leur sol exigu est le plus pauvre qui soit : il n’y pousse jamais rien, que des herbes grasses et inutiles, des fleurs jaunes et sans parfum. Mais, les soirs d’été, leur grande évasion est d’aller jusqu’au bout du monde et, campés à l’ombre du phare, d’y attendre la nuit.
Bientôt, ils voient, du fond du vieil Océan, monter des étoiles et tournoyer lentement des éclairs : ce sont les phares : Eckmühl, Mathieu, Ouessant, Créach, les Pierres Noires. Plus près d’eux : le Chat et la Vieille allument leurs yeux
verts. C’est une ronde magique, diabolique, qui n’a de fin qu’à l’aube.
— En un siècle, nous avons perdu près du tiers de notre maigre superficie, m’a dit le maire. Les tempêtes ,nous dévorent. Mais le ciel, au-dessus de nos têtes, reste inchangé. C’est l’essentiel. Nous tiendrons tout le temps qu’il tiendra.
Et, en attendant de sortir de l’interminable équinoxe et des coups de tabac'qui laissent, tout le long des récifs bordant l’île, des restes effilochés de bourrasque, des«»haillons d’ouragan, Sein prouve qu’il tient bon, en effet, avec sa demi douzaine d’épousailles et, bientôt, quelques fêtes de relevailles d’où naîtra la relève de demain.
Louis CARO. (Reportage photo. J. Kérisit, L. Caro, DÉTECTIVE.)
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